La République Démocratique du Congo (RDC) traverse une période critique où la guerre à l’Est ne se limite plus aux affrontements armés. Dix jours après la prise de Goma par le M23, la crise sécuritaire s’accompagne d’une fragmentation administrative inédite, rappelant les sombres heures de la rébellion du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) à la fin des années 1990. Aujourd’hui, la population congolaise est confrontée à une double peine : l’insécurité physique et l’effondrement des structures administratives, notamment en matière de mobilité.
Une Guerre aux Frontières Invisibles : Refus Réciproque des Documents de Voyage
Depuis quelques jours, un phénomène alarmant s’est installé entre le Nord-Kivu et le Sud-Kivu : les documents de voyage temporaires tels que le CEPGL (Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs) et le tenant-lieu de passeport, délivrés à Goma, sont systématiquement refusés et déchirés dès que le voyageur franchit la frontière provinciale vers le Sud-Kivu. En représailles, les autorités du Nord-Kivu appliquent la même mesure aux documents émis à Bukavu.
Cette situation oblige désormais les voyageurs à acheter deux fois le même document s’ils souhaitent, par exemple, quitter Goma pour Bukavu ou continuer vers Bujumbura en passant par le Rwanda. Cette complexité est d’autant plus accablante que les liaisons maritimes sur le lac Kivu sont suspendues à cause des combats, forçant les populations à emprunter des itinéraires terrestres longs, coûteux et dangereux.
Le Calvaire des Déplacés : Voyager Devient un Luxe
Pour des milliers de Congolais qui fuient la guerre, l’achat de ces documents représente un fardeau financier insoutenable. À Kamanyola, tout comme à Bukavu, les autorités exigent l’achat d’un nouveau document de voyage, même si celui en possession du voyageur est encore valide. Cela signifie que chaque passage d’un poste de contrôle est synonyme d’une dépense supplémentaire.
Les prix de ces documents ont explosé, alimentant un marché noir prospère où les agents corrompus et les réseaux illégaux exploitent la détresse des civils. Ceux qui n’ont pas les moyens de payer sont contraints de rester sur place, exposés aux violences armées et aux pénuries alimentaires.
Des Frontières Redessinées par la Guerre : Le Contrôle du M23 sur les Services de l’État
Depuis la prise de Goma, le M23 a rouvert les bureaux de la Direction Générale de Migration (DGM), assumant de facto des fonctions étatiques. Les documents délivrés par ces services rebelles sont acceptés par les pays frontaliers tels que le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi, mais sont jugés illégaux par les autorités congolaises restées fidèles à Kinshasa.
Cela crée une situation kafkaïenne où un citoyen peut légalement voyager vers un pays étranger mais pas dans sa propre nation. Cette balkanisation administrative fragilise davantage l’unité nationale et expose les populations à des abus institutionnalisés.
Un Contexte de Psychose Généralisée : L’Exode Vers l’Inconnu
L’annonce d’une riposte militaire des FARDC pour reprendre Goma a plongé la population dans une panique totale. Des milliers de civils fuient chaque jour vers Kampala, Bujumbura, et même la Tanzanie, espérant trouver un refuge loin des bruits de bottes. Ironie cruelle : pour franchir les frontières, ils ont besoin de ces fameux documents de voyage, vendus à prix d’or dans des bureaux d’immigration sous contrôle de groupes armés.
Cette situation dramatique met en lumière l’incapacité des institutions étatiques à protéger et à encadrer la population. La guerre ne se joue plus seulement sur le terrain militaire, mais aussi sur le plan administratif, économique et humanitaire.
Une Fragilité Politique qui Ravive les Cicatrices du Passé
Ce climat de division rappelle les heures sombres des années 1998-2003, lorsque la RDC était déchirée entre différentes factions rebelles contrôlant des portions du territoire. La différence aujourd’hui ? La fragmentation est moins idéologique et plus pragmatique, motivée par des intérêts économiques immédiats et des dynamiques de pouvoir à court terme.
Le risque est grand de voir émerger des « zones administratives autonomes de fait », où les services de l’État sont dupliqués et où la souveraineté nationale est fragmentée. Cette réalité constitue une menace existentielle pour l’intégrité territoriale de la RDC.
Quand la Guerre Devient un Business : L’Économie de la Crise
La guerre a engendré une « économie de crise » où les documents administratifs sont devenus des marchandises comme les autres. La gestion de la mobilité des personnes n’est plus un service public mais un marché lucratif pour ceux qui contrôlent les frontières, qu’ils soient des autorités officielles, des miliciens, ou des groupes rebelles.
Cette économie parallèle profite à une minorité pendant que la majorité de la population s’enfonce dans la pauvreté, l’insécurité et le désespoir.
Vers Où Allons-Nous ?
La situation actuelle pose des questions fondamentales :
- Jusqu’où ira cette division administrative ?
- La RDC peut-elle encore éviter une fragmentation durable de son territoire ?
- Quel rôle la communauté internationale doit-elle jouer pour prévenir un éclatement de l’État congolais ?
Face à ces défis, il est urgent de repenser non seulement les réponses militaires mais aussi les solutions politiques, administratives et humanitaires. Car la guerre ne détruit pas seulement des vies, elle déchire le tissu même d’une nation.
La RDC est à la croisée des chemins : entre résilience et désintégration, entre espoir et chaos. L’histoire jugera les choix qui seront faits aujourd’hui.
